Projet de recherche EHESS /
Documentaire de Création
Eden ou paradis ?
Les formes de représentation de « Nature » : se réconforter face au néant.
Origine
Plus jeune, je détestais autant mon corps que j'étais obsédée par les “images de Natures”
D’un côté,
je pensais que la condition d’existence de ces images était comme fortement liée à la perfection.
De l’autre,
j’avais l’impression en tant que femme, que si on ne me regardait pas,
j’allais disparaitre,
que si je n’étais pas "belle" je n’avais pas de raison d’exister.
J'étais grosse, je me sentais “désubstanciée”.
Enfin, j’avais peur que les “images de Nature” que je voyais sur mon poste de télévision disparaissent.
Alors, j’ai commencé un cursus dans le monde de la gestion et protection de la nature jusqu'à finir dans une école de cinéma animalier.
Je produisais des “images de Nature” parfaites car “tout cela allait disparaître”.
En aimant et en faisant du cinéma animalier, je m'étais mise à fabriquer des images de fiction,
j’avais pris la place de cet œil qui se déplace à l’infini pour nous montrer une nature vierge,
sans nous,
parfaite.
J'étais dans l’adoration d’une représentation mais j’éprouvais l’urgence de rentrer en relation avec le monde d’une autre manière qu'à travers ces images,
et le cinéma animalier ne répondait en rien à la réconciliation que je cherchais.
Fabriquer des images, c’est donner à voir ce que l’on veut bien montrer de nous même.
Si mon corps ne rentrai pas dans le monde des images et que l'on ne m'aimait pas , alors peut etre a la place , on allait aimer mes images.
Extrait du film "Le renversement"
Mini DV , HD , 40 mn
Production : CVB, GSARA ( Post production en cours )
Démarche / Processus
« Donne à ce qui te touche le pouvoir de te faire penser »
Isabelle Stengers
Suite à mon départ du cursus de cinéma animalier en 2009,
je n’ai plus jamais filmé ni photographié d’animaux ni de paysages de cette façon-là.
Parce que j’ai su écouter le malaise, je me suis employée à me détourner de ces représentations mythiques
pour recréer un lien clair et intime avec ce avec quoi je suis en présence : “ce qui arrive”.
Nature nulle part, merveilleux partout.
Je fais aujourd'hui d’autres images :
l’infra ordinaire ou ce qui n’est pas fait pour être regardé et l’hyper réel vu comme un espace dont je fais partie et dont je ne suis pas séparée.
J’ai, depuis 10 ans maintenant, engagé tous mes gestes de fabrication d’images comme un outil de réflexion :
Pourquoi ai-je filmé ceci ?
Qu’est-ce que cette prise de vue a déclenché, activé ?
Pourquoi je me sens gênée de filmer cela ?
Plus à l’aveugle, c’est mon corps qui filme.
Il me guide car il sait se réinsèrer dans le continuum du vivant.
Plus que ma tête, c’est lui qui sait.
Je redonne à mon corps le pouvoir d'être le moteur d’un processus créatif et
c’est grâce à lui et à une pratique artistique que ce tissu de questions a émergé.
Corpus de recherche
Ces “images natures”, on les prend car on sait que tout ça va disparaître.
Mais c’est alimenter un manège qui tourne en rond sur lui-même.
Aimer une image c’est préférer l’ombre au corps.
C’est aussi aimer une réponse à la surexploitation des espaces et la disparition des espèces.
Comme un mauvais jeu de miroir, produire ces images, c’est une pratique révérencieuse pour oublier notre culpabilité. C'est s'absoudre de nos pêchés.
Mon premier champ de recherche se dirige vers l’identification des dispositifs mis en
place à travers la construction des récits dans le cinéma animalier type BBC earth :
le sujet / objet toujours au centre filmé de manière iconique, les couleurs et le lissage d’images,
le type de narration toujours enfermé dans l’objectivité du point de vue non situé dans un corps etc …
Tout cela génère une fiction qui ne se présente pas comme une fiction.
Le cinéma animalier déplace cet œil et multiplie les points de vue :
l’homme/femme moderne occidental.e ne veut plus se contenter des limites de son propre corps.
Il a besoin de tout voir, n’importe quand.
C’est, entre autre, par ce levier qu’il se place en dehors du monde.
Dans la continuité du cinéma animalier et en résonance avec les sites de films pornographiques,
les webcams situées dans des points géographiques stratégiques créent des espaces live
de rencontres intimes virtuelles entre nos corps absents et les animaux sauvages.
Espace réel saturé d’imaginaire, c’est également à travers l’analyse du dispositif “Parc naturel”, sorte de musée destiné à se souvenir de lui-même,
vu comme une écriture dans l’espace, que se place mon deuxième champ de recherche.
Cette réflexion se situe au-delà de la question de l'ambiguïté des politiques de conservation.
Ce qui m’intéresse ici, c’est la façon dont les corps déambulent et se positionnent pour la prise d’image obligatoire.
C’est la séparation des mondes que ces dispositifs impliquent.
Qu'est ce que je lis quand je suis fasse à un paysage ? qu'est ce que je vois ? Qu'est ce que je perçoit ? Qu'est ce qu'on me dit de regarder?
Fabriquer du spectacle, c’est fabriquer un espace devant lequel on se place.
Et se placer face à, c’est justifier nos positions dominantes.
C’est qualifier ce qu’il y a devant nous,
C’est activer un principe de distinction : nous avons besoin d’identifier clairement la nature pour nous identifier en tant qu’humains.
C’est aussi délimiter les espaces de ce qui est regardé, de ce qui est regardable, et de ce qui ne l’est pas.
Mais devant une image nous sommes seuls et nous ne faisons pas corps avec le vivant.
Les formes de représentations de nature trouvent de manière évidente leurs origines dans le
tissage culturel judéo-chretien et se trouvent être une pure fabrication de nos sociétés issue du colonialisme.
Car il ne peut y avoir de capitalisme sans séparation des mondes,
sans déculpabilisation à travers la révérence et la relation idéale que nous offrent ces images plates.
C’est une séparation du réel qui justifie cette propension qui est la nôtre de persécuter le reste du monde vivant.
Bibliographie provisoire
Ouvrages
HARAWAY, Donna - lit le national geographic sur les primates ( 1987 )
https://www.youtube.com/watch?v=HLGSMG5FSp8
HARAWAY, Donna - Manifeste cyborg et autres essais ( 2007 )
HARAWAY, Donna - Staying with the Trouble: Making kin in the Chthulucene ( 2017)
KRAINACK, Ailton - Ideas to Postpone the End of the World ( 2019 )
BERDET, Marc - Fantasmagories du capital: L'invention de la ville-marchandise ( 2013 )
KINTZINGER, Ernst - le Culte des images avant l’iconoclasme / postface de
MICHAUD, Philippe Alain - L’adoration des surfaces ( 2019)
RANCIERE, Jacques - Le spectateur émancipé ( 2008 )
BAUDRILLARD, Jean - De la séduction (1979)
HACHE, Emily - Reclaim ( 2016)
KOHN, Eduardo - Comment pensent les forêts (2017)
BACHELARD, Gaston - Poétique de l’espace ( 1957)
DIDI HUBERMAN, Georges - Écorces ( 1996 )
FOUCAULT, Michel, Le corps utopique: suivi de Les hétérotopies ( 1967)
GARCIA, Tristan - Le réel n’a pas besoin de nous, Banquetdelagrasse (2015)
DICKINSON, Greg, L.OTT, Brian & AOKI, Eric - Spaces of Remembering andForgetting:
The Reverent Eye/I at the Plains Indian Museum.Communication and Critical/Cultural
Studies Vol. 3, No. 1, March 2006, pp. 27/47 (2003)
MULVEY, Laura - Visual pleasure and narrative cinema (1975)
DESCOLA , Philippe - Chaire anthropologie de la Nature - Collège de France
Filmographie
MARKER, Chris Sans soleil (1983)
RESNAIS, Alain - MARKER, Chris - Les statues meurent aussi (1953)
BRETON, Stéphane - Eux et moi ( 2001)
DECLERCK, Anouck - Black (2019)